C’est bien connu, les avancées de l’électronique n’épargnent pratiquement aucun secteur et l’automobile est même l’un de ceux dans lesquels elles ont le plus d’impact. Les tracteurs ne sont pas en reste dans ces mutations. John Deere, le constructeur de matériel agricole de notoriété mondiale, ne se prive pas des possibilités offertes par l’électronique pour mettre à disposition de ses clients des engins avec un firmware taillé sur mesure pour garder la main mise sur le service après-vente. De la nécessité bénigne de faire taire une alarme, à celle plus importante de remplacer un composant mécanique du tracteur, le seul recours des fermiers reste le constructeur, et pour cause, la moindre modification matérielle est validée par voie logicielle, ce, uniquement chez le constructeur ou un de ses partenaires.
Ce genre de pratiques est une forme de vendor lock-in ou enfermement propriétaire : une situation où un fournisseur a créé une particularité, volontairement non standard, dans la machine, l'engin, le logiciel, etc., vendu. Cet état de choses empêche son client de l'utiliser avec des produits d'un autre fournisseur ou d'accéder aux caractéristiques de sa machine pour la modifier. John Deere met en avant des possibilités d’atteinte à la propriété intellectuelle pour requérir de conserver l’exclusivité du service après-vente de ses tracteurs
Ce sont des contraintes jugées largement incompatibles par les fermiers avec celles de temps, de maintien de productivité et de coût qui sont les leurs. C’est la raison pour laquelle ils se procurent désormais des versions crackées de firmware sur le marché européen.
Certains constructeurs dans le même panier que John Deere en matière de monopole n’hésitent pas à aller devant les tribunaux pour défendre leurs intérêts. Le cas Apple l’illustre. En 2017, les avocats d'Apple envoient une lettre à Henrik Huseby, le propriétaire d'un petit atelier de réparation d'appareils électroniques en Norvège, lui demandant d'arrêter immédiatement d'utiliser des écrans d'iPhone de rechange dans son entreprise de réparation. En fait, les douaniers norvégiens avaient saisi une cargaison de 63 écrans de remplacement pour iPhone 6 et 6S en route vers la boutique d'Henrik depuis l'Asie et avaient alerté Apple, la compagnie a déclaré qu'ils étaient contrefaits.
Afin d'éviter d'être poursuivi en justice, Apple a demandé à Huseby « des copies de factures, des listes de produits, des formulaires de commande, des informations de paiement, des impressions sur Internet et autres documents pertinents concernant l'achat [d'écrans], y compris des copies de toute correspondance avec le fournisseur ... nous nous réservons le droit de demander d'autres documents à une date ultérieure ».
La lettre, envoyée par Frank Jorgensen, un avocat du cabinet d'avocats Njord pour le compte d'Apple, comprenait un accord de règlement qui lui notifiait également que les écrans seraient détruits. L'entente de règlement stipulait que Huseby acceptait de ne pas fabriquer, importer, vendre, commercialiser ou traiter de quelque façon que ce soit des produits qui portent atteinte aux marques d'Apple. Elle requérait en sus de ce dernier de payer 27 700 couronnes norvégiennes (2623 euros) pour mettre fin au problème sans passer par un procès.
Face au refus d’Huseby de signer la lettre, Apple a engagé des poursuites en 2018. L’entreprise avait envoyé cinq avocats dans la salle d'audience pour cette affaire.
La question en litige concernait la définition de ce qui fait d’une pièce de rechange une « contrefaçon ». Les écrans achetés par Huseby ont fait l’objet de remise à neuf et n’ont jamais été annoncés comme pièces de rechange officielles d’Apple. Ils ne pouvaient donc être considérés comme des contrefaçons. Les logos Apple à l'écran avaient été repeints pour les rendre invisibles à toute personne faisant usage d’ un iPhone réparé.
En avril 2018, la cour a décidé que, parce que les logos n'étaient pas visibles, la marque de commerce d'Apple n'a pas été violée et Huseby a gagné l'affaire. Faisant suite à un échec devant les tribunaux en 2018, Apple a décidé de poursuivre son action en justice contre le propriétaire de PCCompanet, dont l’activité consiste à réparer des PC cassés ainsi que des appareils mobiles parmi lesquels ceux d’Apple.
Apple a fait appel de cette décision en juin 2019 auprès d’un tribunal norvégien supérieur. La Cour d'appel a jugé en 2019 que les écrans importés étaient des copies illégales. L'affaire a ensuite été portée devant la Cour suprême.
Le 4 juin 2020, Apple a remporté son procès. « C'est une grande victoire pour des entreprises comme Apple qui veulent fermer de petites entreprises comme la mienne et contrôler les prix des réparations. Ils peuvent prétendre que le coût de changer un écran sera le même que d'en acheter un nouveau, donc il n'y a aucune raison de le réparer. Ils entravent la concurrence et créent une situation de monopole », avait-il regretté.
Huseby a pris un risque considérable de porter cette affaire jusqu'à sa Cour suprême, là où d'autres entreprises dans la même situation ont cédé face à Apple afin d'éviter des procès et des frais juridiques considérables.
Il a reçu 10 000 € de dons en participation collective émis par des centaines de donateurs de Norvège, d'Europe et du reste du monde. Après avoir payé des honoraires pour le recours, il restait le paiement de sa propre équipe juridique en sus de 23 000 € (à verser à Apple) à assurer.
Ces difficultés pour les consommateurs de jouir de façon totale du matériel dont ils ont fait l’acquisition ont mené à la création du mouvement Right To Repair. Ce dernier soutient l’introduction et l’adoption d’un projet de loi américain baptisé Fair Repair Act. Le Fair Repair Act exige des fabricants de mettre à la disposition du public des informations de diagnostics et de réparation de leurs appareils ou machines. En vertu de cette loi, les fabricants d’électronique n’auront plus le droit de verrouiller les logiciels de leurs appareils pour empêcher les réparations indépendantes. Elles auront aussi l’obligation de vendre des pièces de rechange et des outils au grand public.
En 2017, l’US Copyright Office a suggéré au gouvernement des États-Unis d’aller dans le sens du mouvement Right To Repair en adoptant des mesures pour légaliser et vulgariser définitivement la réparation de tous les appareils électroniques du consommateur, même si cela implique de pirater le logiciel du produit. La bataille se poursuit puisque les entreprises technologiques concernées par lesdits développements font du lobbying pour contrer le Fair Repair Act.
Depuis juin 2020, un « indice de réparabilité » est entré en vigueur en France. L’objectf : substituer le modèle économique qui repose sur la quasi obligation des consommateurs à acquérir de nouveaux appareils alors que les anciens sont encore fonctionnels. L’indice de réparabilité va ainsi participer à l’allongement de la durée de vie des appareils et ainsi induire l’économie de la consommation de ressources premières et l’émission de gaz à effet de serre. L’initiative s’inscrit en droite ligne avec un vote du Parlement européen en faveur du droit à la réparation.
Sources : repair EU, repair US
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Voir aussi :
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